
Qui sont les Judéos-espagnols ?
La famille de M. Gouevo est originaire de l’Empire ottoman, son grand-père de Smyrne, sa grand-mère de Constantinople.
Ce sont des Juifs ottomans, mais leur langue est le djudio, un dérivé de l’espagnol tel qu’il était parlé au XVe siècle, avec des ajouts de mots turcs, grecs, hébreu (et d’autres langues liées aux migrations). Cette langue s’appelle aussi le “judéo-espagnol”.
Quelques-unes de ses lettres diffèrent de l’espagnol actuel comme la lettre “k” qui marche pour tous les sons “qu”, ou le j (jota) espagnol qui correspond au son « ch ».
C’est une langue savoureuse, délicate et parfois tranchante ! Ses expressions sont très imagées, il y est souvent question de chance, de diable, de superstitions.
La langue est savoureuse parce qu’elle est à l’image de ses locuteurs : des bons vivants qui aiment à rire gentiment - ou férocement - de leurs semblables. Le judéo-espagnol est dodu, il s’amuse de la chair, il est vivant et terriblement piquant.
Il est aussi délicat et très poétique, avec de nombreuses chansons que l’on appelle des “romanses”, parce qu’elles sont comme des romances qui parlent d’amour malheureux, surtout. Les prénoms féminins font souvent référence aux éléments, aux perles, à ce qui brille, Perla, Luna, Estreia…
Cette langue est tranchante aussi, lorsqu’il s’agit de congédier des visiteurs qui s’attardent chez soi, ou bien lorsqu’il faut remettre les idées en place à un amoureux épris d’une femme mariée.
Le judéo-espagnol aime bien les diminutifs. De nombreux mots sont construits avec une terminaison en -ica ou en -ico, comme “ermanica” pour “petite soeur” au lieu de “ermana” qui signifie “soeur” (hermana en espagnol moderne).
Depuis la Shoah, peu de gens le parlent au quotidien.
La communauté juive de Salonique, l’une de ses têtes pensantes, a été massacrée.
Les communautés de Bosnie, de Macédoine subirent un destin analogue.
Le traumatisme de la Shoah accéléra le mouvement d’assimilation partout où il était à l’œuvre.
En Turquie, même si le projet nazi n’a pas touché directement cette population, il ne restaient que 10.000 juifs en 2022. Mustafa Kemal ayant uniformisé l’usage de la langue turque aux minorités, l’apprentissage de cet “idiome” disparaît de génération en génération.
En France, on appelait les Judéo-espagnols les Sépharades du Levant. Aujourd’hui, des associations comme Vidas Largas et Aki Estamos tentent de la conserver à travers une radio, des lectures, des cours et des ateliers de cuisine tout à fait enchanteurs.
Comment l’espagnol est-il arrivé jusque dans l’Empire ottoman ?
Avec l’Inquisition au Moyen-Âge, l’Espagne malmène ses Juifs et les accuse de toutes les horreurs : ils voueraient un culte au diable, boiraient du sang chrétien, sacrifieraient des enfants chrétiens lors de la Pâque juive… En 1492, les rois très catholiques ordonnent l’expulsion des Juifs qui ne veulent pas se convertir. Près de 100.000 d’entre eux rejoignent les côtes de l’Empire ottoman. Le sultan Soliman le Magnifique les aurait accueillis à bras ouverts selon la légende.
Parmi eux, les parents de Sinan Le Juif débarquent à Smyrne. Leur fils deviendra corsaire au service de Soliman. Il joindra ses bateaux à ceux de Barberousse et deviendra son bras droit dans des batailles décisives. A eux deux, ils étendront l’Empire ottoman jusqu’en Algérie, au détriment de la flotte espagnole, qu’ils pourchasseront sans arrêt.
Les Juifs vivront 400 ans à peu près sereinement dans l’Empire, malgré les terribles pogroms d’Hébron (1517) et de Safed (1834), et des brimades et humiliations récurrentes.
Mais la Première Guerre mondiale change tout.
En 1914, l’Empire s’allie à l’Allemagne et perd la guerre. Il voit son territoire grignoté par les puissances alliées. Ainsi, la Grèce récupère Smyrne, où vivent beaucoup de Grecs et d’Arméniens, chrétiens, tandis que la Grande-Bretagne est chargée du mandat de la Palestine, c’est-à-dire qu’elle doit redistribuer les terres aux Juifs et aux Arabes de la région. On appellera alors cette région la Palestine mandataire.
L’Empire ottoman se rebiffe et sous le commandement de Mustafa Kemal, futur premier président de Turquie, plusieurs villes sont attaquées, dont Smyrne (Izmir), de manière sanglante. L’objectif : faire partir les chrétiens. Grecs et Arméniens sont visés, parqués, tués dans des conditions atroces. C’est l’incendie de Smyrne, en 1922, qui sera le dernier acte barbare directement lié au génocide des Arméniens, qui a commencé en 1915.
A partir du XXe siècle, de nombreux Juifs quittent l’Empire pour l’Europe.
En France, ils débarquent à Marseille, certains s’y installent, d’autres montent à Paris et s’installent dans la “Petite Turquie”, un quartier parisien dans le 11e, où résidera le grand-père de Gouevo, ainsi que ses oncles, tantes et cousins.
Lorsqu’un Judéo-espagnol arrivait à Paris, il disait au taxi qu’il était d’origine turque et le taxi l’emmenait au café Le Bosphore, rue Sedaine, où il était sûr de trouver la trace d’un membre de sa famille ou d’un ami. Ce quartier verra les premières rafles opérer dès août 1941.
Beaucoup de marchands forains judéo-espagnols (ayant appris un artisanat au sein de l’alliance juive dans l’Empire ottoman) montent à Lille, pour travailler à la Grande braderie (la plus grande du monde).
Seulement, lorsque la Première Guerre mondiale éclate, ils sont sommés de quitter la France, parce qu’ils sont Turcs, donc ennemis de la France à l’époque… Ils s’installent en Belgique le temps de la guerre, puis reviennent à Lille.
Ils apprennent le français et continuent de parler le judéo-espagnol entre eux.
Ils expriment une forte envie d’assimilation (la France étant perçu comme le lieu privilégié d’émancipation des Juifs).
La Shoah précipite la fin du judéo-espagnol. La langue n’est plus transmise aux enfants, elle devient un dialecte pour ne pas se faire comprendre des plus petits. L’oncle et la mère de Gouevo ne se souviennent que de quelques mots et expressions.
Puis, un homme, rescapé d’Auschwitz, Haïm Vidal Sephiha, n’admet pas la disparition du djudio et entreprend de le ressusciter. Il le théorise, fait la différence avec le ladino et devient professeur à l’Inalco, en créant la chaire de judéo-espagnol, toujours existante. Après son décès, Marie-Christine Bornes-Varol l’a présidée jusqu’en 2023.
Les Judéo-espagnols sont à la fois une diaspora et une langue truculente que M. Gouevo redécouvre auprès de Sinan Le Juif.
Tenter de redessiner ce monde, notamment celui de la Petite Turquie à Paris, est une façon pour M. Gouevo de traverser le temps et de faire réapparaître les disparus de la Shoah.